Les montres dans l'histoire
Les "Radium Girls"
Non, "Radium Girls" ne correspond pas à une collection spéciale de montres techno contenant du radium! Pour ce billet, je veux parler d'un triste épisode de l'histoire du début du 20e siècle. C'est une histoire de femmes et de montres, une histoire de grosse industrie, d'avocats et de droits des travailleuses. C'est aussi l'histoire de la découverte d'une nouvelle substance qu'on met en marché comme un produit miracle.
Le 26 décembre 1898, Pierre et Marie Curie annoncent la découverte d'un nouvel élément : le radium. Il s'agit d'un métal très radioactif présent en faible quantité dans le minerai d'uranium. Cette découverte, de même que d'autres travaux, vaut au couple Curie un Prix Nobel de physique en 1903.
Le radium est rapidement utilisé pour la "curiethérapie", le traitement des tumeurs en y injectant du radium. Bien que la méthode finit par être abandonnée, il s'agit là d'une forme primitive de la radiothérapie moderne.
On découvre aussi que le radium est luminescent. En 1902, un inventeur américain du nom de William J. Hammer rapporte de Paris un échantillon de sels de radium que les Curie lui ont remis. Il mélange ces sels avec de la colle et du sulfite de zinc. Le résultat : une peinture qui luit dans le noir! C'est cette recette que perfectionne quelques années plus tard la US Radium Corporation pour développer la peinture luminescente "Undark".
Dans les manufactures de la compagnie, on peint les chiffres sur les cadrans de montres qui sont surtout destinées aux armées américaines envoyées en Europe pendant la Première Guerre mondiale. La compagnie utilise aussi le Undark pour divers objets domestiques, comme les numéros des adresses des maisons, des couvercles d'interrupteurs ou même les yeux de poupées (de quoi donner des cauchemars aux enfants!!).
Nous sommes alors vers la fin de la décennie 1910 et les dangers de la radioactivité commencent à peine à être compris. On assure toutefois aux clients que les objets sont traités avec une quantité inoffensive de matière radioactive, ce qui était vrai. Même les montres traitées au radium étaient relativement inoffensives.
Pour les centaines de femmes qui travaillent dans les manufactures de la US Radium Corporation, c'est une toute autre histoire. Les montres doivent être peintes avec minutie. Les chiffres et autres indicateurs des cadrans sont minuscules. Il faut donc du doigté, mais aussi de petits pinceaux bien pointus pour y appliquer la peinture luminescente. Toutefois, après quelques applications, les poils des pinceaux perdent de leur précision. Le truc pour leur redonner forme : les passer entre les lèvres en les humectant un peu avec la langue!
Un cadran d'une horloge traité au Undark. Source : www.messynessychic.com |
On devine donc qu'à chaque "mise en bouche", les femmes absorbaient un peu de radium (le Undark n'avait aucun goût). Une seule fois, ça va. Mais ce geste, répété des centaines de fois par quart de travail, créait une inquiétante accumulation de radium dans le corps des ouvrières. Les scientifiques qui produisent le Undark pour la US Radium connaissent les dangers du radium. Eux-mêmes se protègent avec des vêtements en plomb. Mais on assure aux femmes sur la chaine de production que les quantités de radium auxquelles elles s'exposent sont si négligeables qu'il n'y avait aucun danger. Le produit allait seulement leur donner "de belles joues roses"!! En fait, à la fin de leurs quarts de travail, une faible luminosité verdâtre émane de ces jeunes femmes! On les surnomme à juste titre les "Ghost Girls", les femmes fantômes.
Il faut noter que le radium est devenu, dès le début du 20e siècle, un de ces nombreux produits auxquels on attribue des vertus miraculeuses. Non seulement n'est-il pas dangereux en petites quantités, mais il possède même, dit-on, des propriétés miraculeuses! On retrouve donc sur le marché toute une panoplie de produits domestiques "radiumisés" : de l'eau en bouteille, du beurre, du rouge à lèvres et même du dentifrice!
Une des usines de la US Radium Corporation, vers 1920. Source : Wikipedia |
Du rouge à lèvres au radium. Source : www.messynessychic.com |
Et pourquoi pas un peu de beurre au radium? Source : www.theatlantic.com |
Or, ces femmes, qui peignent environ 250 montres par jour (pour 27 cents par montre, en argent d'aujourd'hui) commencent à tomber malades. Elles ont surtout des problèmes avec leurs os : des dents commencent à tomber, des os des jambes se brisent sans raison, leurs mâchoires se désintègrent. On découvre plus tard que le radium, de par ses propriétés, s'accumule surtout dans les os, d'où ces mystérieux symptômes. Les femmes développent aussi des tumeurs un peu partout sur leur corps. Mis simplement, le radium est en train de les ronger tranquillement de l'intérieur!
Bien que les femmes commencent à associer leurs symptômes à leur travail, les docteurs de la US Radium Corporation sont rassurants : elles sont en parfaite santé! Toutefois, en 1924, lorsque les ouvrières commencent à dénoncer publiquement la compagnie, un rapport est commandé par le directeur de la compagnie. L'année suivante, quand le lien est établi entre le radium et les maladies des ouvrières, le président de la compagnie est furieux. Il fait produire de nouveaux rapports fortement biaisés qui lavent la US Radium Corporation de tout soupçon.
Pourtant, les chiffres sont éloquents et démontrent la mauvaise foi de la compagnie : entre 1917 et 1926, la US Radium Corporation embauche 70 ouvrières du New Jersey pour une de ses usines. De ce nombre, 50 décèdent des suites de leur contact répété avec le radium.
Le radium commence à susciter des craintes. Source : Pinterest |
En 1927, cinq de ces ouvrières, menées par Grace Fryer trouvent un avocat afin de poursuivre la US Radium. Il leur a fallu deux ans pour trouver quelqu'un prêt à les défendre! Mme Fryer avait été embauchée en 1917 à l'usine de Orange, au New Jersey. En 1922, elle commence à perdre ses dents et à voir les os de sa mâchoire se fragiliser. Quand s'ouvre le procès, elle est déjà très malade.
La presse s'empare de l'affaire. On surnomme les femmes de l'usine d'orange les "Radium Girls". On dit qu'en cour, elles sont trop faibles pour lever le bras pour prêter serment. De son côté, l'employeur tente de prolonger le procès, probablement dans le but funeste de voir les femmes mourir avant la fin des procédures. Les femmes, mourantes, acceptent donc un règlement hors-cours d'une valeur de $100,000, en plus de voir leurs frais médicaux couverts par la US Radium Corporation. La dernière des Radium Girls meurt deux ans après le fin du procès.
Grace Fryer, avant de devenir malade. Source : www.findagrave.com |
Cette cause amène ensuite des travailleuses provenant d'autres usines à dénoncer leur employeurs. Même dans les années 1930, des femmes empoisonnées par les radiations doivent encore se rendre en cour. Une de ces ouvrières, Catherine Donohue (née Wolfe), développe une tumeur de la grosseur d'un pamplemousse près de ses hanches. Alors qu'elle est mourante, elle témoigne de son lit et gagne son procès.
Catherine Donohue témoignant depuis son lit. Source : medhistory101.tumblr.com |
Bien que de façon indirecte (et peut-être à cause d'elles), les montres sont donc à l'origine de l'amélioration des conditions de travail de plusieurs générations d'Américains. On dit que celles qui y ont contribué, les "Radium Girls", émettent même aujourd'hui une faible lueur verte depuis leur tombes!
P.S. : rassurez-vous, les montres d'aujourd'hui sont traitées avec des substances non-radioactives, comme le LumiNova et le Super LumiNova, qui est composé de pigments qui absorbent la lumière et émettent un lueur dans le noir.
P.P.S. : ça me fait penser que je devrais quand même faire vérifier mes vieilles montres russes des années 1960-70 avec un dosimètre. On ne sait jamais!
P.P.P.S. : si vous voulez en apprendre plus sur cette histoire, un ouvrage a récemment été publié sur le sujet : http://www.theradiumgirls.com
P.P.P.S. : si vous voulez en apprendre plus sur cette histoire, un ouvrage a récemment été publié sur le sujet : http://www.theradiumgirls.com